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Tendre ce piège-là n’était pas facile. À la lisière de Whitechapel, un déploiement de policiers, fussent-ils en civil, aurait alerté les guetteurs de Littlewood. Higgins s’était donc contenté d’un dispositif léger, composé de lui-même et de deux hommes conscients des dangers encourus pour prendre vivant le chef des conspirateurs.
Une heure avant la tournée du Charly, un épais brouillard envahit la capitale. À cause de ce handicap, impossible de suivre de loin le policier à la lanterne. En se rapprochant, l’inspecteur-chef et ses adjoints risquaient d’être repérés.
Selon les aveux du corrompu, Littlewood le contactait le jour suivant le signal et lui parlait en évitant de se montrer. Il écoutait, payait et disparaissait. Le Charly n’avait jamais vu d’acolytes et quittait rapidement les lieux.
Le bonhomme sortit d’une rue peu fréquentée et pénétra dans une zone déshéritée. À son passage, des fenêtres et des portes se fermèrent. Un gamin lui jeta des cailloux et détala.
Et ce fut le silence.
Un silence aussi épais que le brouillard.
Le Charly continuait d’avancer en brandissant sa lanterne, Higgins et ses deux collègues tentaient de ne pas le perdre de vue.
Soudain, l’ex-inspecteur-chef sut qu’on le suivait. Il courut vers le Charly et le prit au collet.
— As-tu parlé à quelqu’un de notre petite expédition ?
— Cette nuit, au poste, au policier qui me gardait. C’est… c’est un ami !
— Un vendu à Littlewood, comme toi ! Et tu croyais qu’il allait te délivrer ? Ta bêtise nous met en danger de mort. Agite ta lanterne et crie à pleins poumons : police !
À ses adjoints, Higgins ordonna d’utiliser leurs sifflets. Ce tintamarre disperserait peut-être leurs agresseurs.
— Restons groupés et tentons de regagner une rue.
Des coups de feu claquèrent, une balle frôla l’inspecteur-chef.
— Les renforts arrivent, annonça-t-il d’une voix puissante. Nous, on se déploie à gauche !
Il entraîna la petite troupe à sa droite. Non loin, des formes inquiétantes parcouraient le brouillard.
La rue, enfin. Une charrette transportant des sacs de farine, un chien errant, une dizaine de passants.
Le quatuor était sorti du territoire de Littlewood.
La nuit durant, Littlewood avait rêvé de la momie. Elle se redressait, le fixait de son regard d’outre-tombe et lui serrait le cou lentement, très lentement. Il tentait en vain d’échapper à cet étau, perdait le souffle et prenait feu !
Trempé de sueur, il s’était réveillé en sursaut et avait réussi à se rendormir. Et la momie était revenue hanter ses rêves. Gigantesque, la tête touchant le ciel, elle le piétinait. Un à un, ses os craquaient.
De nouveau réveillé, Littlewood but du whisky, se rasa, se déguisa en miséreux et se rendit à l’une de ses caches d’armes de Whitechapel, gardées en permanence. Il s’offrit du café et des pommes de terre chaudes proposées sur des étals dès avant l’aube. Les ouvriers se contentaient de ce petit déjeuner et partaient au travail.
Selon un code qu’il modifiait fréquemment, Littlewood frappa à la porte d’un atelier désaffecté. De l’intérieur, on lui répondit correctement.
La porte s’entrouvrit, il se glissa à l’intérieur, on referma.
Deux gardiens armés buvaient du café et mastiquaient des morceaux de pain bis.
— La nuit a été mauvaise, patron, déclara le portier. Le Charly nous a trahis. Il était accompagné d’une escouade de policiers qui ont osé franchir la frontière de notre territoire. On a failli les encercler, mais ils ont appelé des renforts. Comme on a tiré, ils ont battu en retraite.
Le cauchemar de Littlewood se poursuivait. Ainsi l’apparition de la momie avait été un avertissement salutaire. Les autorités réagissaient timidement à l’émeute de Hyde Park. Prudent, le chef des révolutionnaires mettrait immédiatement ses troupes en alerte. Si les prochains jours s’écoulaient sans tentative d’intrusion de la police à Whitechapel, il passerait à la deuxième étape de son plan.
Les premiers résultats obtenus par Higgins étaient relativement spectaculaires : vingt-cinq policiers corrompus identifiés, dont quatre gradés. Les uns se repentaient, les autres essayaient de justifier leur comportement. La majorité formait un « réseau Littlewood », chargé de renseigner leur patron occulte. Malheureusement, aucun ne connaissait son vrai visage. Ces agents doubles n’appartenaient pas à la garde rapprochée du leader des émeutiers, ils ignoraient tout de son plan de bataille, du nombre réel de ses hommes et de leurs cachettes à Whitechapel.
Cette petite victoire n’avait donc rien de décisif. Elle n’empêcherait pas Littlewood de continuer à semer le trouble en lançant un nouvel assaut. Une action violente, des affrontements sanglants, des blessés, peut-être des morts… Higgins n’avançait pas assez rapidement pour empêcher cette catastrophe. Avec l’accord de Canning, il avait doublé les effectifs, en uniforme et en civil, à proximité des bâtiments officiels.
À la faveur d’un coup d’éclat, Littlewood espérait une réaction dévastatrice du gouvernement qui provoquerait un soulèvement populaire. En persuadant Canning de ne pas recourir à l’armée, l’inspecteur-chef éviterait une guerre civile. Mais sa position serait-elle tenable ? Tant que Littlewood sévirait, le chaos menacerait le pays. Parviendrait-il à trouver la faille permettant d’atteindre la tête de la pieuvre ?
On lui remit un rapport concernant la mise en observation de la résidence des Belzoni. Sarah vaquait à ses occupations habituelles, son mari n’était pas rentré de voyage. Le troisième membre du clan, auquel Higgins avait eu tort de ne pas s’intéresser, venait de semer un suiveur en allant faire des courses. James Curtain, le fidèle domestique à la discrétion exemplaire.
— M. Belzoni est absent, inspecteur, et Mme Belzoni s’est rendue à une soirée mondaine.
— C’est vous que je voulais voir, James, dit Higgins, paternel. Avez-vous un moment à m’accorder ?
— À votre disposition. Ah…
— Une difficulté ?
— Hors de la présence de mes patrons, je ne saurais prendre leur place et vous recevoir au petit salon, réservé aux visiteurs.
— Si nous marchions ? Le temps n’est pas trop mauvais.
James Curtain réfléchit. Nulle émotion n’anima son visage minéral.
— Entendu. Je ferme soigneusement la maison.
Le geste lent et précis, le domestique des Belzoni ignorait la précipitation. Aussi les deux hommes adoptèrent-ils un rythme modéré. La rue était calme, le ciel couvert.
— Connaissez-vous les Belzoni depuis longtemps, monsieur Curtain ?
— Depuis toujours.
— Votre travail vous donne-t-il satisfaction ?
— Pleine et entière.
— Pourtant, Giovanni Belzoni n’est pas un homme de tout repos. Parfois, ne se montre-t-il pas… excessif ?
— Je ne l’ai pas remarqué, inspecteur. Et puis je n’ai pas à le juger. C’est mon patron, je dois le servir correctement.
— Vous a-t-il déjà donné des ordres… contrariants ?
— Jamais.
— Connaissez-vous les raisons de son départ pour la Russie ?
— Je n’ai pas à les connaître.
— Vous ne semblez guère curieux, monsieur Curtain.
— Un bon domestique n’entend rien, ne voit rien et ne parle pas.
— Je suppose que la disparition de la momie de M. Belzoni vous a laissé indifférent.
— Je ne m’occupe pas d’archéologie, inspecteur.
— Au cours de votre long séjour en Égypte, ne vous êtes-vous pas intéressé aux antiquités ?
— Mon unique souci consistait à servir au mieux mes patrons dans des conditions souvent difficiles. Le reste ne me concernait pas.
— La vente d’objets anciens fait-elle partie de vos tâches habituelles ?
— Nullement.
— L’avenir de M. Belzoni ne vous paraît-il pas compromis ?
— Il sait prendre la mesure de l’adversité et en triompher.
— À votre avis, reviendra-t-il à Londres ?
— Pourquoi ne reviendrait-il pas ?
— Parce qu’il s’est enfui.
— Giovanni Belzoni enfui ? Impossible, inspecteur.
— N’aurait-il pas dû vous emmener ?
— Il m’a demandé de veiller au bien-être de Mme Belzoni et de leur résidence. J’exécute ses ordres.
— Sarah Belzoni se montre-t-elle soucieuse ?
— Je n’ai pas à m’occuper des sentiments de ma patronne, mais à la servir au mieux.
— Un détail m’intrigue, monsieur Curtain. Pourquoi, en vous rendant au marché, avez-vous semé le policier chargé de vous… protéger ?
Le domestique demeura impassible.
— Ai-je besoin d’une protection ?
— La disparition momentanée de Giovanni Belzoni m’oblige à prendre certaines précautions.
— Je n’avais pas remarqué la présence de ce policier, affirma Curtain d’une voix tranquille, et je n’ai pas tenté de le semer. Il m’aura perdu de vue en raison d’un mouvement de foule.
— Qu’avez-vous acheté ?
— Des poireaux, des navets, des pommes de terre et des courgettes. Sans me vanter, je réalise une excellente soupe.
— Donc, de simples courses et un retour à la demeure de vos patrons afin de vous mettre en cuisine. Ni mauvaise rencontre pendant cette petite escapade ni rendez-vous exceptionnel ?
— Ni l’une ni l’autre.
Parfait domestique était James Curtain, parfait il resterait.